Photo: Julie Boulé
Attention - Ce texte a été écrit au début des années 90 lors d’un atelier où l’on devait d’abord faire un peu d’écriture automatique* pendant une dizaine de minutes, puis choisir une phrase parmi celles qu’on avait écrites et l’utiliser comme phrase de fin de notre histoire. Dans mon cas, c’est en fait la dernière partie de la phrase, qui apparaît en gras après les deux points à la fin du texte (mais ne trichez pas! n'allez pas la lire tout de suite!). Comme pratiquement tous les autres, il n’a pas été retouché : il a été tapé tel qu’il a été écrit.
*L’écriture automatique consiste à écrire n’importe quoi qui nous passe par la tête, sans s’arrêter, sans se censurer, sans chercher un sens. Tiens, par exemple, je vais faire de l’écriture automatique pendant 15-20 secondes : "Je me demande en quoi je puis être supérieur à la même plante verte qui se soumet de jour en jour à une ribambelle d’arguments dévastateurs. Laissez-nous regarder devant la voiture immergée telle celle de la rue Tabaga où je me suis jadis caché pour aller voir la supposition du règne physique des nombres."
Vous voyez, il n’y a aucun sens dans ces mots. Et c’était là l’idée du texte qui suit : réussir à écrire une histoire qui donnerait un sens à une phrase issue d’une séance d’écriture automatique.
Big Time
Les heures passent, les secondes trépassent, le futur est en mouvement, à chaque instant.
Avec ce temps, la technologie avance aussi. Donc, bien entendu, la technologie du temps. Les cadrans solaires, les sabliers, les horloges à pendule, les montres à ressort, les réveille-matin au quartz, à affichage électronique, les horloges atomiques...et la dernière nouveauté, l’horloge-dirigeable.
Il s’agit d’un énorme ballon allongé, sur lequel brillent des milliers d’ampoules affichant l’heure exacte à la seconde près. C’est la compagnie Big Time, financée par les taxes municipales, qui opère ce dirigeable. Il en coûte 3$ par mois pour avoir ce service. Et on ne peut pas ne pas le payer : celui qui ne veut pas payer l’électricité n’en a pas, de même pour le vidéophone, mais comment savoir si les gens qui ne paient pas la taxe de temps n’ont pas regardé l’heure? Alors tout le monde doit payer.
Et puisqu’il faut payer, il faut en profiter : c’est ainsi que les gens regardent le Big Time 273 fois en moyenne par jour. Si on ne regarde pas l’heure, c’est de l’argent perdu. Voilà la vraie signification de l’expression « Le temps c’est de l’argent ».
Plusieurs font même le calcul : s’ils n’ont pas regardé l’heure pendant 7 minutes et 33 secondes, ils se disent : « 453 secondes de perdues…0,005 cents à l’eau ».
Le Big Time se promène toujours au-dessus de la ville. Tantôt au-dessus du quartier sud-ouest, tantôt au-dessus du quartier nord-est…
Bien sûr, il est presque toujours visible, peu importe où il est. Mais il se promène, question de satisfaire les citoyens qui s’estiment en droit d’avoir le Big Time au-dessus de leur quartier de temps en temps. Du fait de sa vitesse, le Big Time n’a pas de cycle. On ne sait jamais quand il sera à proximité.
Le pire, c’est que de certains endroits, on le perd de vue, caché derrière les tours du centre-ville pendant quelques secondes. C’est toujours une catastrophe, quand ça arrive, car si on regarde l’heure et que le Big Time n’est pas à la vue, c’est du vol! Pourtant, la compagnie avait promis une visibilité à 100% du temps.
Une telle mésaventure est déjà arrivée à mon frère : il se pencha à la fenêtre pour voir le temps venir, mais il était déjà loin derrière.